Il était une fois LLG…
Interview de M. Marc Guillaume, Directeur des Editions Descartes & Cie (LLG 1960), par Ludovic Herman de L’Entreprise Sentimentale (LLG 1987).
« LLG m'a appris que l'une des clés de la transformation d'un être humain, devenir un bon élève, vaincre sa timidité, c'est maîtriser la boucle "souffrance/jouissance" ou "peur/réussite» »
Avant d'être professeur à l'Université Paris-Dauphine et à l'école Polytechnique, auteur de plusieurs livres d'économie et de philosophie et créateur des éditions Descartes & Cie, Marc Guillaume fut élève au lycée, puis en classe préparatoire scientifique au Lycée Louis-le-Grand pendant 6 ans. Voici un retour sur l’expérience qui fut la sienne.
Comment êtes-vous arrivé à Louis-le-Grand ? Était-ce votre choix ?
Je suis arrivé à LLG car ma famille souhaitait que je rentre à Polytechnique et ce lycée était le meilleur marche pied pour cela. Si j’ai fait l’X c’est peut-être à cause de mon père et grâce à ma mère. Il avait tenté et raté polytechnique pour des problèmes de santé et était rentré à l'école des Mines de Saint-Étienne. Il travaillait dans le domaine de la construction et toute la hiérarchie au-dessus de lui appartenait au corps des Ponts et Chaussées. Son grand rêve, c'était que je le « venge » en faisant Polytechnique et que je le venge complètement en rentrant dans ce corps des Ponts qui constituait et constitue encore une élite dominante.
Mais c’est grâce à ma mère, une jeune femme née en Aveyron qui après son bac était venue passer sa licence à Paris où elle a rencontré, sur le boulevard Saint-Michel, mon père étudiant. Elle est devenue une excellente professeure de collège avec beaucoup de talent pédagogique. Elle m’a fait notamment comprendre l'essence de la chimie, en utilisant des métaphores simples et amusantes, ce qui a fait que j'étais toujours dans les premiers en chimie.
LLG est pour moi une période singulière, car pendant longtemps mes souvenirs de lycée ont été effacés par ceux de Polytechnique. Comme s’il n’y avait pas eu de « présent » de Louis le Grand, parce que quand j'y étais ce qui m'intéressait c'était le futur.
Quand le futur est arrivé, quand j’ai intégré l’X, LLG… c'était le passé. Donc il y a une sorte de singularité des six années que j’y ai passé, une singularité associée à la notion de classe préparatoire. Une classe préparatoire, c'est une période qui efface par sa force, sa violence, l'endroit et le temps où elle se produit. C'est comme quelqu'un qui revient d'un endroit où il a souffert. Mais Louis le Grand a une force à part.
Je peux le raconter sous la forme d'une anecdote. Mon premier été à Polytechnique, en vacances, je rencontre un garçon qui faisait la cour à la même fille que moi. Dans notre évaluation réciproque de nos atouts respectifs, il comprend que je suis à Polytechnique et me pose la question du lycée où j'étais. « Ah Louis le grand » dit-il, battu d’emblée, et il renonce immédiatement. J'ai compris que Louis le grand, dans son imaginaire, pesait plus que Polytechnique en termes d’aura. Pour la première fois, LLG m’est apparu dans sa grandeur et je n’ai pas oublié cette anecdote.
Donc LLG était le choix de mon père et de ma mère et j'avais une confiance totale dans leur vision, dans leurs ambitions. J'avais envie de leur faire plaisir, je ne discutais pas leur choix, et ils me conseillèrent à la perfection de l'école primaire jusqu'à Polytechnique. Ils étaient à la fois bienveillants et intelligents. Ce choix était aussi logique … géographiquement ; nous habitions dans le 5e arrondissement, je suis allé au lycée Montaigne, à l'époque il y avait un concours d'entrée en 6e où je suis arrivé second et après Montaigne, si on travaillait correctement, c'était Louis le Grand, donc c'était un peu automatique.
Mes parents avaient passé avec moi une sorte de contrat implicite : tu travailles bien à l'école et on te donne la liberté. L'école, c'est la contrainte, mais nous on est les gardiens de ta liberté. Dès que j'avais un jour de libre, un dimanche ou des vacances, je pouvais faire toutes les bêtises qu'un jeune garçon peut faire. Au point que mes parents m'ont laissé partir à 16 ans aux Baléares, tout seul dans un voyage (faiblement) organisé. Je ne connaissais ni le vin, ni les femmes, ni le soleil. Je suis revenu, j’avais découvert l’ivresse, une femme avait essayé d'abuser de moi et la peau brulée au second degré !
La petite inquiétude de mes parents, c’est que j’aimais beaucoup le français, puis la philosophie. Certes, ils étaient contents, le français, ça compte dans les concours, mais ils craignaient que je m’oriente vers une carrière littéraire !
Alors comment vous êtes-vous senti accueilli, quelles furent vos premières impressions ?
La sélection n'était pas aussi féroce qu'elle l'est maintenant. Il fallait à Montaigne, être dans les dix premiers pour entrer à LLG. Ma première impression a été plutôt négative parce qu’il n'y avait plus le jardin du Luxembourg qui était, à l'époque, la véritable cour de récréation de Montaigne, il n’y avait plus que la cour austère de Louis le Grand.
Mais surtout, c'était une réelle marche d'escalier, la vie scolaire se durcissait. J'étais un peu à l’arrière du peloton au début pour finir en tête en terminale. Mais le vrai défi, cela a été la classe préparatoire, après le bac. Nouvelle classe, nouveaux élèves, nouvelle ambiance. La sélection y était très forte, car Louis le grand, en classe préparatoire, recrute sur toute la France, donc je passe du championnat local au national. Et c'est nettement plus dur que les années de lycée. Je m’en rends compte tout de suite.
Car je découvre des élèves dont je n'imaginais pas qu'ils pouvaient être aussi brillants en mathématiques. Et je ressens l'angoisse d'être écarté de Maths Spé à LLG. Mes parents et moi comprenons que si je ne reste pas en math spé à LLG, j'irai au lycée Saint-Louis et, à l'époque, c'était presque l'échec assuré à l’X.
Pourquoi ? Parce qu’à Louis le Grand, les statistiques montrent que j'ai une chance sur deux de rentrer à l’X tandis qu’à Saint Louis c'est une chance sur 5 ou sur 10. Et comme l'explique bien Pierre Bourdieu dans ses travaux sur l’école, ces probabilités perçues sont très décourageantes.
La première année en Math Sup sera une année très dure et je vois autour de moi certains qui abandonnent, changent de lycée ou d’orientation, d’autres, tellement marqués par cette difficulté, qui entreront de suite dans une école d'ingénieur, sans tenter une deuxième année pour intégrer Polytechnique.
Si je suis passé en Maths Spé c’est grâce à mon professeur de physique qui était devenu une sorte d'ami, de confident et j'imagine qu’il a sans doute insisté pour obtenir mon passage.
En dehors de connaissances académiques, qu'avez-vous retenu de « l’école Louis-le-Grand » ?
J'ai retenu beaucoup de choses de Louis Grand. D'abord j’avais le sentiment d'être dans un endroit exceptionnel, au cœur de l'histoire de la nation. J’apprenais quels illustres élèves m’avaient précédé. Par exemple, un professeur de mathématiques qui était d'origine grecque nous disait : « Vous ne vous rendez pas compte, vous êtes ici à la place d’Évariste Galois ! »
J'ai aussi beaucoup appris par mes condisciples, les camarades de classe participent eux aussi à l’excellence d’un établissement. Être un peu bousculé, voire moqué, pour moi c'était stimulant. Je ne le recevais pas comme une insulte, cela me donnait envie de progresser.
LLG m’a aussi appris à dépasser ma timidité. Grâce au théâtre. En seconde, je vois un de mes camarades de classe se transfigurer sur une scène de théâtre où il jouait un petit rôle ; cette métamorphose m'a bouleversé. Je découvre que le théâtre peut transformer un petit garçon en star. L'année suivante, je vais passer une audition organisée par cet excellent club de théâtre qui faisait le charme de LLG. Comme je tremble de peur, ma voix déjà haute normalement, l’est encore plus. Les organisateurs disent oui, c'est pas mal… il fera une voisine dans l'École des femmes.
Je suis à la fois content d'être choisi et embarrassé de jouer une femme, un tout petit rôle, j'ai quelques mots à dire. Dans ce monde de garçons où nous vivions alors, je découvre la composante structurante de l'érotisme, c'est-à-dire la transgression. Le théâtre, il n’y a rien de plus transgressif. Et de plus, sur cette scène, je rencontre la transgression du changement de sexe, ce qui relève de ce qu’on appelle aujourd’hui la question du genre. Finalement, je me retrouve sur la scène du grand amphithéâtre de la Sorbonne, devant 800 personnes. L’habilleuse me demande si je garde mon pantalon, j’ai le courage de lui dire non : tant qu'à porter une robe, il faut que je vive ça complètement. Cette petite expérience transgressive me marque beaucoup.
Devenir un bon élève, vaincre sa timidité c’est le même processus. On se rend compte de sa timidité, au moment où l’on en souffre. Mais si on arrive à dépasser sa peur, vient la jouissance et le théâtre m'a appris ça. Le timide que j'étais s'est servi de cette réussite. Quatre ans après, dans un amphithéâtre de Polytechnique où Salvador Dali donnait une conférence, il y avait 600 élèves, j'ai osé lui poser une question…
LLG m’a appris que l'une des clés de la transformation d'un être humain, c'est cette boucle « souffrance/jouissance » ou « peur/réussite » : s’appuyer sur ses manques pour les surmonter. C'est la clé psychologique d'une réussite scolaire. Ou plutôt la clé intime, propre à chacun. L’autre clé est d’ordre sociologique et elle a été bien analysée par Pierre Bourdieu. Et cette clé je l’avais, mes parents avaient coché toutes les cases, avec le quartier où nous habitions, mon père ingénieur, ma mère professeure, mes grands-parents, du côté de mon père, instituteur tous les deux.
Quels amis fréquentiez-vous ?
L'amitié de lycée à cette époque était singulière. C'est une amitié réelle, la preuve c'est que quand je rencontre quelqu'un qui me dit, on était à LLG ensemble, c'est un moment de bonheur pour moi. Oui, on était amis parce qu’on était dans la même « bande ». On savait qu'on participait de la même communauté, on avait les mêmes objectifs, les mêmes ambitions et en même temps on était concurrents. C'est une amitié qui existe dans certaines équipes de sport, quand on est par exemple dans une équipe d'athlétisme, on aime bien ceux qui sont dans notre spécialité, même si on aimerait bien courir plus longtemps ou plus vite qu’eux.
Pour paraphraser Emmanuel Kant, je dirais que c'est une socialité sans société, une amitié sans intimité, on n’allait pas chez les autres, on ne se téléphonait pas, on sortait rarement ensemble… Tout au plus, on s’accompagnait à la sortie du lycée quand on habitait près d’un camarade. On pratiquait ainsi une forme d'amitié qui existe peu ailleurs et qui existe encore moins aujourd'hui, une amitié de principe et sans intimité, une estime réciproque qui se tisse avec le négatif de la compétition.
La compétition n'empêche pas l'amitié. À Polytechnique, j'étais dans l'équipe d'athlétisme, une bande d'amis qui se retrouvait dans les compétitions. En même temps, on n’avait qu'une envie, battre les autres. Les amitiés ont différentes modalités, elles peuvent faire bon ménage avec la compétition, le risque étant de ne pas apprendre le collectif, conduisant à travailler contre les autres et non avec.
Quels sont les professeurs qui vous ont aidés, marqués ?
J’ai eu un prof de maths à LLG qui était la gentillesse même, il ne privait personne de liberté, il ne se moquait de personne, il était la clarté même, il savait établir de la connivence. C'est un mot très important, la connivence, les grands profs savent l’établir. Il s'appelait Vany, c’était un génie de la pédagogie, un professeur de génie.
J'ai eu aussi en Math Spé la chance d'avoir un professeur qui m’a fait progresser et donné confiance en moi, le professeur Manié si ma mémoire ne me trahit pas. Un excellent professeur, sans complaisance, mais bienveillant, encourageant. Tout à fait le contraire du professeur de mathématiques de l’année précédente qui ne cessait pas de nous traiter de « brigands », de feignants, d'insuffisants. Et d'ailleurs, il a découragé beaucoup de mes camarades.
Globalement, les professeurs à LLG étaient presque tous de très grands professeurs, capables d’instaurer des rapports de confiance et d’estime. On n'est pas copain avec son professeur, on a un rapport d'admiration et d'amitié. Et le fait qu'on ne fasse pas société avec eux n'empêche pas ce lien très fort. Quand, en tant qu'enseignant, je retrouve un de mes anciens élèves, si en plus il me dit qu’il a gardé un bon souvenir de moi, c'est une émotion très forte.
Étiez-vous amoureux à l'époque du lycée ?
Je vivais surtout une grande frustration, qui remontait à la classe de sixième au lycée Montaigne : l’école m’allait très bien, la seule chose qui me manquait c’était la présence des filles. Une absence qui me semblait arbitraire ; À LLG, pas une seule fille ! Quand j’ai appris que le lycée allait organiser des cours de russe mixtes, je me suis inscrit. Pas pour le russe, pour les filles.
Dans ces conditions, j'étais amoureux par compensation, d'une manière propédeutique et platoniques comme beaucoup de mes camarades d'infortune, cela n’allait pas loin.
Quels messages souhaiteriez-vous communiquer aux jeunes actuellement à Louis-le-Grand ?
D'abord, je crains que la période actuelle soit beaucoup plus dure. Déjà à mon époque, les classes préparatoires étaient parfois à la limite du supportable. Quand vous sortiez de votre prison de garçons, au printemps, rue Saint-Jacques, vous passiez devant la fac de droit et devant beaucoup d’étudiantes en fleurs. Il fallait tenir. J'avais une discipline monastique, je m’offrais en rentrant chez moi une demi-heure de détente, je travaillais jusqu'au dîner et souvent après le dîner. Je n’ai pas osé insister pour que mes enfants, qui d’ailleurs n’y tenaient guère, tentent d’aller à Louis le Grand.
Mais à des élèves plus motivés je dirais que cet effort – pénible en pleine adolescence - leur permettra d'être libres le reste de leur vie, de choisir vraiment un parcours professionnel et un mode de vie qui leur plait. Je conseillerai cet effort tout en recommandant de prendre une certaine distance à son égard. Il ne faut pas ajouter l’angoisse du concours raté à la discipline qu’il impose. Une distance qui n’implique pas nécessairement une démobilisation. On retrouve la même situation dans le sport, faire de son mieux mais accepter la défaite.
Plus généralement, il faut accepter cette compétition de la formation, respecter cette composante de la méritocratie. Mais il ne faut pas être simpliste car la méritocratie a ses limites, trop de compétition, surtout à un jeune âge, peut engendrer une grande violence. Il importe donc de modérer et d’adapter certaines compétitions, de construire d’autres voies pour répondre à la diversité des intelligences et des caractères.
Que pourrait vous permettre l’association des anciens élèves du lycée Louis-le-Grand ?
Les anciens de Louis-le-Grand peuvent communiquer leur expérience aux acteurs- élèves et enseignants- qui sont présents dans le lycée. Car cette expérience est une richesse qui peut contribuer à rendre le lycée et plus généralement notre système de formation plus efficace, plus juste, plus adapté aux difficultés nouvelles de la compétition mondiale. L’association des anciens élèves pourrait être le vecteur privilégié de cette communication, de ce transfert d’expérience. Par des conférences, par des témoignages comme celui auquel vous m’avez invité.
Elle pourrait témoigner du passé historique du lycée, faire prendre conscience de la grandeur de ce passé que je n’ai découvert que par bribes, par hasard. Cette prise de conscience facilite l’exigence pour le futur, elle crée une forme de modestie en invitant à un examen critique des limites auxquelles toute institution, même la plus excellente, est confrontée.
Merci
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