Il était une fois LLG
Avant de devenir journaliste et éditorialiste français, notamment au Monde, aux Échos, à L’Opinion, et cofondateur de Slate.fr, Eric Le Boucher fut élève à Louis-le-Grand pendant 3 ans en classe préparatoire scientifique.
1. Votre expérience en 3 mots :
Je suis arrivé à LLG en maths sup (en hypotaupe comme on disait) en septembre 68 et j'en suis sorti en juin 1971.
Le premier mot que j’associe à Louis-le-Grand, sans doute comme beaucoup de ceux que vous interrogez, c’est l'excellence. Un tiers de ma classe de math sup intégrera l'X. Nombreux étaient mes camarades qui étaient lauréats du Concours général en maths, en physique, mais aussi en grec, en histoire…
Mon deuxième mot, c’est découverte. Je découvrais en 1968, à Louis-le-Grand, le Quartier latin. Venant d'un lycée privé à Pontoise et habitant au Vésinet, je connaissais mal la vie parisienne et aucunement l’internat d'un grand lycée à l’ancienne, avec ses dizaines de lits alignés sans une once d’intimité sous l’œil du pion, qui trônait au milieu du dortoir et qui tirait un simple rideau quand il se couchait. Je découvrais bien sûr le jardin du Luxembourg, les bistrots, les cinémas d'art et d'essai du 5e arrondissement et la vie étudiante mais en la frôlant seulement, travaillant pendant des heures, nous n’avions que peu de temps au dehors.
Mon troisième mot, c’est politique. Nombre des élèves étaient maoïstes ou trotskistes. Je me souviens même qu'au ciné-club du lycée, les maos ont réussi à projeter la comédie musicale « L’orient rouge », un film de propagande coloré et dansé à la gloire du Grand Timonier. Le lycée était politisé. Il y eut une descente du mouvement Occident, d'extrême droite, qui débarqua dans le lycée pour « casser du rouge ». La politique était aussi incarnée par des pelotons de CRS à chaque carrefour du quartier. Il était prudent de changer systématiquement de trottoir.
2. La décision de postuler à Louis-le-Grand :
Mon père qui avait fait sa prépa à Henri IV avant d’être reçu à Sup Aéro considérait Louis-le-Grand comme le meilleur des lycées. Entre Louis-le-Grand et Ginette, je n'ai pas hésité quand j'ai appris que j'étais accepté. J'en tirai une immense fierté. Je me doutais que ce serait dur, mais je n’imaginais pas le niveau auquel je fus confronté.
3. Les premières fois, les premiers étonnements à Louis-le-Grand :
Je suis d’abord étonné de mon premier professeur de maths. Il s’agissait d’un jeune normalien, sans compétence pédagogique, qui dès le départ nous faisait des cours extrêmement compliqués, certainement pour montrer sa science et « en jeter ». J’ai été largué d’entrée. Mais personne ne s’est plaint. Surtout que certains élèves survolaient le cours, ils devinaient d’avance où le prof voulait nous emmener. Pour moi, les maths avaient été faciles jusqu’en Terminale C. Là, je tombais sur des mecs beaucoup plus forts. Je démarrais très bas, très loin derrière.
Je croyais travailler beaucoup, mais sans doute pas assez. Certains renoncèrent et partirent en médecine ou en prépa HEC. Moi, je suis resté.
Je découvris aussi chez mes camarades une réelle diversité de profils : des types géniaux capables de parler le grec ancien, ainsi que d'autres, un peu barjots à l’instar de celui qui, à chaque récréation, montait dans les arbres de la cour et y restait toute la récré et, bien sûr, une majorité travaillait sans relâche. Ce comportement n’est pas propre à Louis-le-Grand. Jacques Attali, par exemple, me racontera plus tard qu'il faisait tous les exercices des livres d’exo, sans aucune exception ! Moi, j’ai eu tort à ce moment-là de découvrir d’autres attraits de la vie, le quartier latin, la politique, la littérature et le cinéma. On y allait tous les jeudis après-midi.
4. Les graines semées à Louis-le-Grand :
Chez moi, Louis-le-Grand a fait pousser le respect pour l’esprit de compétition entre les meilleurs des meilleurs en maths, en science et toute matière. J’avais été fiérot au lycée début juillet, recevoir un volume de la Pléiade comme prix du meilleur élève. La sélection est une vertu naturelle. En France, l’élite est triée sur cette compétition scolaire beaucoup trop exclusivement, on a raison de s’en plaindre aujourd’hui. Mais cela reste une qualité pour un pays de savoir sélectionner les meilleurs de chaque génération pour diriger. Les idées Louis-le-Grand que d’excellence et d’exigence restent fondamentalement bonnes. Le journal Le Monde a été créé par Hubert Beuve-Méry sur la déploration qu’avant-guerre l’élite était hélas devenue médiocrement formée, mal informée, peu ouverte sur le monde. Je pense toujours que l’élite se doit d’être excellente puis qu’à ce titre, elle doit se rendre utile en allant servir dans l’administration du pays.
Une autre graine de LLG est celle d’apprendre ce qu’est l’état d'esprit scientifique : chercher à comprendre le monde, version matheuse, le mettre en équation, mais toujours en doutant. C’est le fameux « voilà ce qu’on sait, en l’état des connaissances ». Cet état d’esprit scientifique est, hélas, ignoré, déformé voire rejeté aujourd’hui, pour notre malheur.
Louis-le-Grand m'a apporté cet amour du réfléchir pour comprendre en doutant. Ces graines semées à Louis-le-Grand se sont peut-être épanouies plus tard dans le journalisme.
Autre graine semée à Louis-le-Grand : celle de la politique. La politique, elle aussi dit comment comprendre la société et elle vise à l'améliorer, à la servir. Il faut s'imaginer qu'en 1968 au Quartier Latin, la politique n'était pas un concept, c'était une réalité permanente. Une découverte, des lectures, des manifs, des chants, le monde, l’Histoire, la Révolution, pour certains un engagement. Je ne me suis jamais encarté dans aucun groupuscule ou parti mais on baignait tous dans la politique. Et parfois la violence. Je m’en souviens encore, un ami perdit sa main à cause des violences de l’extrême droite au sein même du lycée.
Le mauvais côté de Louis-le-Grand c'est certainement, disons, l’absence d’éducation sentimentale. Ce lycée ne permettait que des amourettes cantonnées à la saison d’été. En fac, la vie sentimentale était très différente. Nos sorties à nous, élèves de taupe, consistaient à aller au café faire un flipper en moins d’une demi-heure chrono !
4. Les moments décisifs, bouleversants à Louis-le-Grand
Mes pires moments ? Recevoir de mauvaises notes à répétition, ce qui a abouti, après avoir redoublé en 5/2, à me faire « biter partout », c’est-à-dire à ne trouver de place dans aucune des écoles d’ingénieur que je visais. Il m’a fallu plusieurs années pour avaler cet échec. On se remet difficilement même avec le temps, d’une gifle pareille à sa fierté. C’est le côté obscur de la force de LLG de briser la confiance en soi des recalés. On connaît tous des gens profondément meurtris, durant des années voir toujours, par un échec aux Concours. J’en ai souffert. Je savais depuis longtemps que je n'étais ni Mozart ni Einstein, mais rater l’X vous blesse l’âme. Puis peu à peu, grâce à d’autres gratifications diverses, j’ai pu surmonter.
Je gardais des grandes amitiés, mais la vie tourne, j’en ai perdu le contact.
Le professeur Ben Merah en Math Spé m’impressionna beaucoup, il fut bien meilleur pédagogue que le jeune normalien de Math sup. Il aimait nous faire sourire à certaines de ses remarques, mais, très autoritaire, il aimait aussi que tout rentre dans l’ordre immédiatement. Comme il était dyslexique, il confondait les voyelles, alors au lieu de dire « Ça suffit ! », il disait « ça siffut, ça siffut,… » relançant une nouvelle salve d’éclats de rire général. Qui s'arrêtait vite.
Peut-être que le « truc en plus » de Louis-le-Grand, c'est la quasi-absence d'arrogance des élèves à ce niveau d’excellence. A mon époque, une étrange humilité était conjuguée à une formidable capacité à comprendre tout si vite. J'ai l'impression que l'orgueil reproché aux élites ne se développe qu'ensuite, après Louis-le-Grand. C'était plutôt le manque d’arrogance des élèves, sauf très rares exceptions, qui m’apparut surprenant.
5. La méritocratie
Bien qu’ayant échoué à intégrer les écoles d'ingénieur, je pense du bien de cette méritocratie. J'aime encore l’esprit de compétition, l’exigence d’excellence. Même si, évidemment, cet enseignement ne prépare pas assez à la gestion des hommes, même s’il en est une condition nécessaire mais pas du tout suffisante. Je ne parle pas d’un manque de philosophie qui est froide comme les maths. Elle aussi met le monde en pensées comme en équation avec le même esprit de géométrie. Non, je parle de la littérature et des relations humaines. L'esprit de finesse et la complexité si riche des paysages et des sentiments.
Le modèle méritocratique « à la française » est hérité de Napoléon. Il était très adapté aux institutions françaises jacobines. Ce modèle vertueux a un premier grave défaut celui d’avoir dérivé en « mafia » des grands corps qui bloquent l'accès aux postes élevés à tous ceux qui « n'en font pas partie ». Le deuxième défaut est le vertical dans un monde devenu liquide et hyper-complexe, avec des défis mondiaux, des opinions formées et déformées voire manipulées et des États qui « ne peuvent pas tout ». Une très large délégation des pouvoirs et l’intelligence émotionnelle n’y trouvent pas place alors qu’elles sont essentielles.
6. Vos messages
Je leur dirai qu'ils ont une responsabilité. Quand on a la chance de faire partie des élèves formés dans l’une des meilleures écoles publiques qui plus est, gratuite, on « doit », d'une façon ou d’une autre, apporter un retour au pays. On doit se préoccuper du bien commun.
Pourquoi ne pas s'engager en politique ? Dans les cabinets ministériels ? On a critiqué l’élite consanguine des énarques et des polytechniciens. Mais un pays dirigé par des ignorants, on le voit outre-Atlantique et chez nous à l’Assemblée, n’est pas une meilleure solution. La jeune élite d’aujourd’hui doit s’engager.
Je souhaite que l'association puisse organiser des conférences au service d'une élite en devenir, une élite généreuse envers le bien commun. J'ai une philosophie optimiste et l'association peut contribuer à lever les obstacles qui entravent l’espoir d’une vie meilleure. Je souhaite que des éclairages complémentaires, utiles, puissent être largement partagés dans ce lycée. Je suis volontaire pour y contribuer.
Actualités
Chargement : 22 ms