Il était une fois LLG
Interview d’Alain Minc (LLG 1968) par Ludovic Herman (LLG 1987) fondateur de l’Entreprise Sentimentale.
Avant de devenir conseiller politique, essayiste et dirigeant d'entreprise, Alain Minc fut élève en terminale, puis en classes préparatoires scientifiques à Louis-le-Grand de 1965 à 1968. Voici l’expérience qui fut la sienne.
« Je n'ai pas le culte des grandes écoles,
j'ai celui des classes préparatoires »
1. Votre expérience en trois mots :
J’étais étudiant à Louis-le-Grand en terminale, math sup et math spé. Mon premier mot ce serait humilité, j'ai vécu Louis-le-Grand comme une extraordinaire leçon d'humilité.
Le deuxième, convivialité, j’y ai rencontré une atmosphère réellement conviviale. La compétition entre nous était effacée par le fait que, comme un pack de rugby, on cherchait collectivement à être meilleur que les autres.
Le troisième, je dirais agitation, c’est à Louis-le-Grand qu’en mai 68 je me découvrais des talents d’agitateur … certes très respectueux des prérogatives du proviseur. Je me souviens d'avoir avec lui négocié la zone que nous pouvions occuper et la zone qu’il ne nous autorisait pas à occuper. Cette période à Louis-le-Grand avait aussi un côté prodigieusement amusant.
2. La décision de postuler à Louis-le-Grand :
C’est le proviseur de Turgot, un lycée du 3ème arrondissement, surtout connu pour sa piscine qui orienta ce choix. Comme j’étais premier de la classe, il avait conseillé mes parents qu’il lui semblait opportun de me mettre dans une « maison » plus difficile. Mes parents, des juifs immigrés d’avant la guerre avaient un niveau intellectuel élevé et le culte des études. À partir du moment où le proviseur recommandaient Louis-le-Grand, ils ne pouvaient qu’être d'accord.
3. Les premières fois à Louis-le-Grand, les premiers étonnements :
En terminale, je m’étonnais moi-même de rester premier dans presque toutes les matières, alors que j’anticipais la 4ème place. En math sup, je fus néanmoins surpris de rencontrer des élèves réellement exceptionnels : des escouades de très grands talents venus de la France entière. Mon classement commença à décliner à mesure que les mois passaient : des Félicitations, je passais aux Encouragements pour finir l’année tout juste au Tableau d’honneur. D’exceptionnel, mon classement devenait à peine décent ou, disons moyen supérieur.
C’est en fin de maths sup que je pris conscience que je n’étais pas réellement à ma place dans cette filière scientifique et que j’aurais dû faire Khâgne. Au lieu de « rater » un an en me réorientant, ce qui ne se faisait pas dans l’éducation que j’avais reçue, je me suis dit qu’en fin de spé je prendrais ce qui viendrait.Si c’était l’X tant mieux, mais pas question de cuber.
Je me débrouillais correctement en maths sup parce que j'apprenais à peu près tous les problèmes par cœur, mais que je n’avais ni la fibre, ni la finesse pour exceller en mathématiques. J'ai d’ailleurs été collé à l’X parce que le problème que je devais résoudre n’était pas dans la lignée de ceux qu'on avait préparés. En revanche, je fus reçu facilement aux Mines, où les maths étaient plus accessibles à mon esprit et surtout où plus de poids était accordé aux matières littéraires, celles où je « cartonnais ».
Après les Mines Paris, une école hautement civilisée, sur le Luxembourg, je tentais Science Po, où je fus reçu premier, puis l’ENA où je battis des records historiques de points. Grâce à mes difficultés à exceller à Louis-le-Grand, je découvris qu’une autre voie correspondrait mieux à mon tempérament et à ma construction intellectuelle.
4. Les graines semées par Louis-le-Grand qui ont germé
Tout d’abord, la discipline de travail. Elle était déjà présente dans ma famille où la lecture du Monde de la première et à la dernière ligne était devenu un rite quotidien. Comme il fallait trouver ¾ d’heure quotidienne pour lire Le Monde, je le lisais parfois en me brossant les dents ! Je me souviens que mes parents m’avaient initié à ce rituel quand j'avais 9 ans, pendant les événements de 58, en affirmant « tu ne comprends pas tout, mais tu t'en souviendras ». Cela m'intéressait parce que ça correspondait en réalité à ma vraie trajectoire. Le plus drôle est que plus tard, pendant 14 ans, je présiderai le journal Le Monde.
À Louis-le-Grand, j’appris aussi la gestion du temps, l'organisation, les priorités, tout ce qui aide à travailler. C'est un atout qu’on n’apprend pas à l'université, ni même ailleurs, y compris dans le monde anglo-saxon. C’est pour ces raisons que je considère que la scolarité idéale aujourd'hui, pour ceux qui le peuvent, est de faire une prépa.
Louis-le-Grand a surtout semé chez moi la graine de toujours chercher sa voie. C'est comme en athlétisme il faut trouver où vous êtes excellent. J'ai traversé les Mines en faisant le minimum vital et puis j'ai trouvé ma trajectoire en faisant Science po et l’ENA
5. Votre plus beau souvenir à Louis-le-Grand :
Mon plus beau souvenir à Louis-le-Grand, fut mai 68. On allait faire des Assemblées Générales, on occupait nos lycées, on occupait Jussieu. Certains pensaient faire la révolution, mais pour moi 1968 c'était vraiment la guerre des boutons, c’était le pied. On avait affaire à un proviseur malin et compréhensif qui pensait qu'il fallait qu'on jette notre cour, mais qui nous aidait à la jeter, c’était le pied.
6. Les rencontres marquantes de Louis-le-Grand :
On était classé par ordre alphabétique, donc sur le même rang il y avait Jean-Pierre Lamour qui est devenu le patron de Soletanche, Gérard Mestrallet qui a eu la carrière que vous connaissez et Xavier Moreno, le fondateur d'Astorg qui a aussi fait une jolie carrière et moi-même.
Après on a été rejoint par un type qui nous a éblouis parce qu’il était génial en maths. Il s'appelait Hervé Moulin. Certains de mes camarades ont fait sans vergogne cinq demi parce qu'ils voulaient l’X, à tout prix. Si j’avais suivi leur exemple, sauf accident, j'aurais eu l’X, mais j'avais déjà compris que ma trajectoire était ailleurs.
Le plus exceptionnel d’entre tous que j'ai croisé à ce moment-là, c’est Jean-Charles Naouri. Il nous a quittés très vite, puisqu’au bout d'un mois en sup, il a été déplacé dans la meilleure maths spé ! Il est rentré rue d'Ulm en battant le record de points d'Henri Poincaré, au bout d'un an ! Avec Jean-Charles on côtoyait un autre monde. D'ailleurs, s'il était resté dans le monde académique, il aurait eu, je pense, la médaille Fields.
Cela dit, j'aimais fréquenter les littéraires, je me sentais à l'aise avec eux. Quand je franchissais le « mur de Berlin », c'est-à-dire le mur entre les prépas scientifiques et les littéraires, tout naturellement on parlait de Bourdieu qui s'imposait à l'époque grâce notamment à son bouquin les Héritiers ou de Passeron. Plus facile qu'avec mes acolytes de sup et de spé qui étaient crevés. Pour moi, la personne la plus proche était Bernard Henri Levy avec qui je suis lié depuis 1966. Ça fait un bail !
Il y avait aussi l'aumônier catholique du lycée, quelqu'un de passionnant même pour l’athée que je suis. Il était exceptionnel, un aumônier pas prosélyte et très ouvert. Louis-le-Grand était à son image, un espace ouvert.
Quant à la sentimentalité, pour moi, elle était quasiment inexistante. La seule distraction sentimentale, c'était la boum qu'on organisait une fois par trimestre avec nos alter ego féminins de Fénelon : voilà, on « dragotait » les filles de Fénelon. Rappelons qu’avant que la mixité soit instaurée, Fénelon attirait les meilleures filles quand les meilleurs garçons se retrouvaient à Louis-le-Grand ou Henri IV.
C'était le maximum, enfin pour moi en tout cas. J’ai quand même le souvenir d'un emploi du temps très contraint. Pas le temps de beaucoup baguenauder.
Le seul clivage perceptible était celui entre les externes et les internes. Nous, les externes, on sortait à 16 et 17h00, quand les internes ouvraient leur casier, sortaient le sauciflard puis finissaient plus tard la journée en gagnant leurs dortoirs.
7. L'excellence des professeurs :
La pédagogie était d'un classicisme absolu mais ça marchait et les professeurs étaient d’une très grande qualité. Ils étaient à l’image d’une de mes amies, Suzanne Julliard, professeur de lettres en khâgne à Fénelon qui a inspiré des générations d’élèves en prépa et qui ont eu pour elle une réelle vénération. Elle m'expliquait qu’elle avait voulu rester prof de prépa plutôt que maître de conférences à l’université. « C'était un vrai bonheur d’enseigner à des enfants doués, travailleurs et avides d'apprendre » disait-elle.
J'ai mis mes trois enfants à Henri IV. Pourquoi pas Louis-le-Grand ? Parce que c'était possible de les faire rentrer dès le collège. C’est ainsi que je suis allé voir la proviseure d'Henri IV et que j'ai utilisé un argument honteux. Je lui ai dit : « pendant mes années à Louis-le-Grand, j'ai toujours regretté de ne pas être allé à Henri IV, donc j’aimerais que mes enfants y soient ».
Cet argument, d'une extrême démagogie, fut efficace, un vrai snobisme intellectuel, mais elle m’accorda ce passe-droit. François Furet, un ami intime, m'a poussé à inscrire nos trois enfants à Henri IV quand ils étaient à l'École Alsacienne. Il m'a avoué « quand on a la possibilité de mettre ses enfants dans un des deux meilleurs lycées du monde, ce serait honteux de ne pas le faire ». Pour cet homme extraordinaire, Louis-le-Grand et Henri IV étaient donc les deux meilleurs lycées du monde ! Sensible à son conseil, je pris aussitôt rendez-vous chez la proviseure d'Henri IV.
8. La méritocratie à la française :
Je suis un farouche défenseur des classes préparatoires. J'ai poussé mes 3 enfants à intégrer des classes préparatoires. Je pense qu'une grande partie de la réussite des étudiants français dans les cursus internationaux ne vient pas seulement des grandes écoles françaises, mais d’abord des classes de prépa dont je suis un farouche militant.
Ce sont des lieux où on apprend à travailler dans un climat élitiste et ouvert. Et je me réjouis parce que l'aîné de mes petits-fils vient de choisir des classes prépa dans parcours sup. Je n'ai pas le culte des grandes écoles, j'ai celui des classes préparatoires. Un lieu d'élite sans clivages de classe sociale parce que c’est un temple de la méritocratie.
Il faut aussi reconnaître que dans la méritocratie à la française, le clivage se fait sur le capital intellectuel. Je venais d'un milieu où on lisait beaucoup. J'avais déjà acquis ce capital culturel comme disait le camarade Bourdieu. En prépa, il vaut mieux être fils de prof au Collège de France que fils de capitaliste. Ce n’est pas la hiérarchie capitaliste qui prévaut, c'est la hiérarchie du capital culturel, tel qu'il se transmet de génération en génération, et donc avec une surreprésentation des gosses des pontes du milieu académique.
S’il y a un clivage de classe, c'est celui-là, ce n’est pas un clivage de classe avec une racine économique. J'ai d’ailleurs beaucoup de respect pour la décision de Bernard Arnault d’avoir mis ses 2 fils aînés de son 2ème mariage à Louis-le-Grand et de leur avoir imposé cette discipline. Ce n’est pas si évident quand on vient d'un milieu favorisé à l'extrême sur le plan matériel. Je trouve que c'est tout à son honneur de l'avoir fait.
Depuis mon époque, le système est demeuré méritocratique, alors que la colonne de distillation sociale s'est allongée. Cela se joue encore plus dans les petites classes où déjà la différence est faite par le capital culturel. Les enfants baignant dans un univers intellectuellement stimulant ont un avantage qui s'accroît.
Personnellement, j’ai participé à une fondation, j’étais même un de ses créateurs avec Jean-Charles Naouri. Elle donnait des bourses pour payer les classes de prépa aux enfants issus de lycées de ZEP qui avait eu une mention « très bien » au bac, on leur donnait de quoi vivre pendant 2 ans, voire 3 s’ils cubaient et on les aidait à être admis en prépa dans de bons lycées, peut-être pas Louis-le-Grand, mais d’autres parfaitement respectables.
On pensait ainsi les faire bénéficier des atouts qui nous ont été offerts. On pensait même qu'on allait « fabriquer » des masses d'X ou de Centraliens. On a « fabriqué » in fine un grand nombre d'élèves de grandes écoles plus modestes. À partir de ce moment-là, vous vous interrogez parce que même si on règle le problème de l’argent, cela ne suffit pas pour permettre à des élèves qui n’ont eu pourtant que de très bonnes mentions à intégrer les meilleures des meilleures écoles. Sauf exceptions, on ne les a pas amenés aussi haut qu’on le souhaitait. Nous avons buté sur les problèmes de capital culturel, au sens de Bourdieu. Dieu sait combien intellectuellement je considère Bourdieu comme un adversaire, mais sur ce sujet, je pense qu'il a cent fois raison.
Finalement, pour améliorer leurs propensions à intégrer les meilleures grandes écoles, on a préparé ces élèves spécifiquement à l'oral. Parce que l'habitus joue alors : l'aisance, la répartie, la manière d'être.
Cette expérience-là m'a marqué. Si notre intention était plus que bienveillante et qu’on a atteint de bons niveaux, cela n'a pas fonctionné autant qu’on l’espérait. Je pense que le système est plus clivant qu'il ne l'était et que la partie se joue très tôt.
9. Vos messages aux élèves actuellement à Louis-le-Grand ?
Je leur dirais, « vous avez la chance d'être dans un milieu incroyablement privilégié par le niveau intellectuel, tant celui des élèves, que celui des professeurs, tous les deux la crème de la crème. Ajoutons une administration bienveillante composée d’un personnel de qualité.
Je leur dirais : faites d’abord vos prépas, qui sont la quintessence, au meilleur sens du terme, du système français. Ensuite, intégrez une grande école et ouvrez-vous au monde en allant vivre notamment une formation dans le système anglo-saxon.
Surtout pas celle d’un cercle d’inactifs. J'ai 75 ans, mais je n'arrêterai jamais, je vois trop de personnes ayant exercé des fonctions importantes dans leur vie active qui arrêtent entre 60 et 65 ans et qui sont de ce fait en voie de « légumisation » accélérée. Pour les diplômé(e)s de nos meilleures écoles et universités, la vieillesse ne commence que lorsque s’arrête toute activité.
Quant à l’association, l’essentiel est d'assurer une transmission, tout au moins d’y contribuer. Toute transmission d'expérience dès lors qu'elle n'est pas oppressive est la bienvenue.
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