Il était une fois Louis-le-Grand…
Interview de Christian Sautter (LLG 1960),
par Ludovic Herman de L’Entreprise Sentimentale (LLG 1987)
QUATRE ANS CONFINÉ À LOUIS-LE-GRAND !
Avant d’être ministre de l’Économie et des Finances, Adjoint au Maire de Paris, Christian Sautter a été interne pendant quatre ans (1956-1960) au Lycée Louis-le-Grand en math’élem puis en classe préparatoire aux concours des grandes écoles, voici l’expérience qui fut la sienne.
Comment êtes-vous arrivé à Louis-le-Grand ?
Par une sorte de tradition familiale. Un oncle chéri, passionné de chemins de fer, était entré à l’École polytechnique en 1944. Et mon frère aîné de trois ans était lui-même en taupe en 5/2 à Louis-le-Grand quand j’y suis arrivé pour passer la deuxième partie du bac. Il a intégré la promotion 1957 et moi celle de 1960. Notre mère, qui nous élevait seule, en a été très fière et soulagée aussi de ne pas avoir à financer d’études longues pour ses deux fils.
Comment vous êtes-vous senti accueilli ?
Je n’ai pas le souvenir d’un « accueil » particulier. Louis-le-Grand cultivait l’efficacité plus que l’amabilité. L’ambition maison était de faire réussir les concours à un plus grand nombre de garçons que le lycée Saint-Louis tout proche ou Sainte-Geneviève. À l’époque, la prépa de Nice avait des résultats exceptionnels pour les lycées de province.
Le confort était frugal : dortoir de 50 lits la première année, des box ensuite. Douche deux fois par semaine. Nourriture saine mais sans plus qui donnait l’occasion de chahuter fugacement au réfectoire. Un surveillant général débonnaire et des surveillants qui potassaient leurs cours quand nous dormions.
Qu’avez-vous retenu de « l’école Louis-le-Grand » ?
Les journées de travail étaient longues, de huit heures à 22 heures. Les internes « ne perdaient pas de temps » comme les externes qui avaient des trajets à parcourir et une vie de famille. C’était vraiment une vie anormale pour des adolescents et jeunes hommes, une servitude volontaire pour passer les fameux concours.
En « math’elem », j’étais en salle d’études avec des candidats à Normale Lettres qui, sortis de leur dictionnaire Gaffiot, se disputaient comme des chiens entre « infra » et « tala » : infra-rouges dévoués à l’idéal communiste et vont-à-la-messe tout aussi convaincus dans leur foi catholique. Ils essayaient de me convaincre, moi qui étais de gauche mais plus tiède que leurs intégrismes et c’était une façon distrayante de m’arracher un bref temps des problèmes de maths ou de physique. Même si la guerre d’Algérie pesait sur l’actualité, elle n’atteignait guère le jeune homme polarisé sur ses études. Il a fallu le bombardement de Sakhiet Sidi Youssef le 8 février 1958 (l’aviation française ayant attaqué une base du FLN en Tunisie et détruit une ambulance) pour que mes convictions s’affermissent.
Quels professeurs vous ont marqué ?
« Le Dollon » était une légende de l’époque. Il menait sa classe d’hypotaupe avec un mélange d’humanité et de sévérité. Cet homme de petite taille avait une silhouette ronde des années 1920, les cheveux bien peignés, sanglé dans une blouse grise. Nous l’adorions quasiment ! Ensuite en taupe, le professeur Magnier, qui préférait les nombres aux humains, nous impressionnait quand il tournait une sorte de moulin à café pour faire des calculs arithmétiques compliqués : cette cousine de la machine à calculer de Pascal était le fin du fin de la technologie bien avant les ordinateurs et les smartphones (on était en 1958-60). Oscar Sauce, professeur de physique, était lui un homme chaleureux avec une pointe d’accent qui nous faisait travailler sur les mirages et comprendre pourquoi le soleil était plus gros et tout rouge au moment du coucher.
Quels amis fréquentiez-vous ?
La galère commune de la prépa a forgé des amitiés durables, avec Philippe Picard et Marc Guillaume par exemple. Et les week-ends ouverts ont permis de conserver des liens avec des camarades de la paroisse protestante de Neuilly et du scoutisme d’antan, proches du lycée Pasteur où j’ai passé trois ans de la troisième à la première.
Et la sentimentalité à Louis-le-Grand ?
Sur place elle était bien limitée : nous regardions de loin la seule fille qui était externe et préparait le concours de l’École centrale (dont les prépas étaient distinctes, où ils et elle faisaient des orgies de dessin industriel que nous méprisions profondément !). Et il n’y avait pas de téléphone, portable ou non. Heureusement, il y avait les week-ends (du samedi après-midi au dimanche soir) où la jeunesse retrouvait une sociabilité presque normale.
Quels messages aux jeunes actuellement à Louis-le-Grand ?
Je ne sais que leur dire, tant ils doivent être différents du jeune que j’étais il y a plus de soixante ans. « Restez curieux » serait mon message principal. Regardez par les fenêtres étroites du monastère le monde qui vit, qui innove, qui souffre. Et considérez ces années austères comme une préparation à devenir les acteurs d’un monde plus juste, plus solidaire, plus durable. La science au service de l’humain et du vivant, avant de l’être au service du pouvoir et de la cupidité.
Que pourrait vous permettre l’association des anciens élèves ?
Je ne suis pas très fana des réunions nostalgiques. Mais j’aimerais aider des jeunes talentueux qui n’ont pas d’oncle ou de frère polytechnicien, qu’ils soient réfugiés ou issus de quartiers populaires, à accéder à cette formation si sévère mais si positive qui leur permettrait de devenir des cadres de la République française.
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