Il était une fois Louis-le-Grand…
Interview de Karine Berger (LLG 1993), Secrétaire Générale de l’INSEE et ancienne députée, par Ludovic Herman de L’Entreprise Sentimentale (LLG 1987).
« Louis-le-Grand, c’est l’émancipation de nos origines, de nos familles, c’est la 2ème coupure du cordon »
Avant d’être Secrétaire Générale de l’INSEE, ancienne députée des hautes Alpes, Karine Berger fut élève en classe préparatoire scientifiques à Louis-le-Grand pendant trois ans avant d’intégrer l’école Polytechnique. Voici un rapide retour sur l’expérience qui fut la sienne.
Comment êtes-vous arrivée à Louis-le-Grand ? Était-ce votre choix ?
C’était clairement mon choix, passionnée par les maths, je séchais même les cours de sport en 2nde pour faire en cachette le programme de maths de terminale ! Il y a une véritable histoire d’amour entre les maths et moi et je continue à en faire pour mon plaisir. Lycéenne à Limoges, savoir qu’il y avait des classes préparatoires en maths et physique m’enthousiasmait, alors au mois de décembre de terminale je postulais à LLG, ce lycée parisien qui me faisait rêver et je reçus très vite la réponse que j’étais acceptée. Avec mon année d’avance, je rentrais à 17 ans à Louis-le-Grand. Comme me le dira mon père, professeur de maths comme ma mère, en voyant mon élan « en moins de 48 h tu avais quitté la maison ».
Pourtant on ne m’incitait pas, on s’inquiétait même, que je choisisse une section maths sup à LLG. Mes professeurs me disaient que pour une fille, faire une Prépa HEC ou littéraire serait davantage adapté. Les temps, j’espère, ont changé. Ils s’inquiétaient de la pression, du niveau d’exigence et d’endurance que j’allais rencontrer, alors que moi, j’étais enchantée et décidée.
Comment vous êtes-vous senti accueillie ? Quelles furent vos premières impressions ?
Ce fut un choc, il n’y avait pas d’internat pour les filles au lycée en 1990, je logeais dans un pensionnat de bonnes sœurs de la rue du Cardinal Lemoine, car j’étais encore mineure. Mes premiers souvenirs furent la froideur du lieu qui contrastera avec la chaleur des amitiés que j’y développerai. La froideur du bâtiment s’entend au sens propre et figuré avec cet immense et sombre escalier en bois et ces salles d’examen mansardées. Les maths et la physique étaient omniprésentes, j’entrai de plain-pied dans l’antre de scientifiques en devenir. Même sous pression, j’étais heureuse et entourée de lycéens et lycéennes extrêmement talentueux.
Comme je ne venais ni de LLG, ni de Paris, j’étais doublement nouvelle. Or, dès le 1er jour l’accueil de celles et ceux qui devinrent mes meilleurs ami.es me réchauffa le cœur. Tous m’ouvrirent les bras pour vivre ensemble une aventure extraordinaire.
En dehors de connaissances académiques, qu'avez-vous retenu de « l’école Louis-le-Grand » ?
Grâce à cette école, j’ai développé au moins deux capacités. La première est l’endurance, car je n’imaginais pas le rythme que j’allais vivre. Cela m’a transformée et servi toute ma vie. Le mois des concours c’était 8 h par jour, 6 jours sur 7 et d’une intensité phénoménale. Chaque jour se transformait en un marathon de sprints. Même si cette métaphore est sportive, le sport n’était pas mon fort. J’ai eu 1/20 en sport à l’X (5/100) la 1ère année, j’ai ensuite heureusement progressé (un peu).
La seconde capacité fut celle de dépasser mes peurs : ne plus avoir « peur de ma peur ». Sans cette capacité, vous pouvez vous écrouler. Certes, la peur subsiste, mais ne vous domine plus, vous la gérez sans y être pourtant insensible.
J’ai retenu aussi le goût de l’audace et du toupet comme celle qu’il avait fallu à une autre classe de Hx (math sup) que la Hx1 où j’étais et qui décida une nuit glacée d’hiver de déménager tout le mobilier de notre salle dans la cour du lycée. Imaginez votre classe congelée un petit matin d’hiver au milieu de cette cour magistrale et presque martiale.
Et quels amis fréquentiez-vous ?
Ma première rencontre fut celle d’Amandine Aftalion, une élève exceptionnelle. Elle fut la première à me souhaiter la bienvenue et m’invita à la rejoindre avec Nathalie Kosciusko-Morizet dans son groupe de colle. Au 1er contrôle en maths, je commençai par un 6, Amandine par un 16. Elle m’accueillit chaleureusement et m’expliqua comment le lycée marchait car elle y avait passé ses années de secondaire. Elle intégrera brillamment Normale sup et deviendra chercheuse au CNRS. Ensuite Stéphane Mulard me parla le 1er à la cantine et me dit « bonjour je suis Stéphane de Marseille je crois qu’on est dans la même classe », je n’étais plus la seule provinciale ! Enfin, ce fut Valérie Rabault, mon amie pour la vie, aujourd’hui Vice-présidente de l’Assemblée Nationale, que je vois souvent et pour qui Louis-le-Grand fut aussi un très grand moment. On partageait les détresses tout comme les allégresses.
Il faut rappeler que même si nos parcours antérieurs étaient différents les uns des autres, nous étions dans un contexte de travail intellectuel où peu importait nos origines géographiques, sociales, culturelles, confessionnelles, … Même la politique était mise de côté alors qu’elle me motivait déjà. Seuls comptaient l’analyse, les démonstrations, les raisonnements intelligents. En 3 ans, il n’a jamais été question de fils de ou de fille de…, jamais nos « pedigrees » n’entraient en ligne de compte pour nos professeurs. Et s’il y avait un classement, l’entraide et l’esprit collectif primaient sur l’individualisme et le jeu personnel.
On parle souvent de la méritocratie, de la réelle égalité devant l’effort et le succès, à Louis-le Grand on n’en parlait pas, on les vivait. C’était une « chance » d’y entrer, car je n’aurais pas vécu les expériences dont j’ai bénéficié sans cet accès, mais il ne s’agit pas d’un « privilège » au sens d’un passe-droit. Les élèves étaient même répartis entre les classes par ordre alphabétique et aléatoire sans tenir compte de leurs dossiers afin d’obtenir ainsi des classes très diversifiées.
C’est un élitisme dans le bon sens du terme, celui de la sélection par les résultats eux-mêmes issus du travail et du talent, bien loin de celui d’une caste qui filtrerait les entrées sur des critères d’une autre nature. Je pense que sur la ligne de départ de ces concours, véritables « épreuves » qui vous marquent à jamais, les dés n’étaient pas pipés. L’égalité de traitement était réelle.
Et quels sont les professeurs qui vous ont aidée, marquée ?
D’abord, Claude Deschamps, professeur de mathématique, il jetait son sac en entrant dans la classe comme s’il démarrait un one man show. Il enchaînait par un festival, un feu d’artifice des mathématiques.
Celui qui m’a le plus aidé, celui qui m’a appris à travailler fut Monsieur Capéran, professeur de physique. Un brillant virtuose qui nous aidait à devenir des décideurs intelligents dans un univers incertain.
Et la sentimentalité à Louis-le Grand ? Étiez-vous amoureuse à l’époque du lycée ?
Oui, d’un garçon en Sup, mais cela n’allait pas très loin, on avait très peu d’espace-temps mais cela n’empêchait pas les sentiments ! En revanche, sur 45 élèves, les six jeunes filles faisaient l’objet de nombreuses manifestations sentimentales. Personnellement, je reçus de superbes déclarations d’amour. Cependant, peu de couples aboutirent de ces relations.
Quels messages souhaiteriez-vous communiquer aux jeunes actuellement à Louis-le-Grand ?
Soyez optimistes, cette valeur est consubstantielle à ce lycée. Ce n’est que le tout début de votre histoire, vous êtes libre d’écrire votre destin, j’aime dire que Louis-le-Grand, c’est l’émancipation de nos origines, de nos familles, c’est la 2ème coupure du cordon. C’est terriblement intense, dur, exigeant, épuisant et même si vous n’intégrez pas l’école que vous visez, ne croyez pas que les dés soient jetés à jamais.
Vos années à Louis-le-Grand vous permettent d’acquérir un capital intellectuel et humain qui vous aidera pour longtemps. Les chemins qui s’ouvriront devant vous sont infiniment variés. J’en suis la preuve vivante et le monde est incroyablement plus vaste que je ne le pensais à vingt ans.
Que pourrait vous permettre l’association des anciens élèves du lycée Louis-le-Grand ?
Elle pourrait permettre de dissiper des malentendus sur l’élitisme. Qu’une sélection par le travail, l’intelligence, l’exigence puisse être critiquée, car imparfaite, je le comprends mais elle n’est pas à condamner d’emblée. Elle pourrait aussi donner la parole aux trentenaires dont l’avis m’intéresse beaucoup.
Merci
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