Interview de Catherine Cusset, écrivaine, ancienne élève de l'ENS,
par Ludovic Herman de L’Entreprise Sentimentale (LLG 1987)
« Je n’aurais jamais eu la vie que j’ai eue sans mes 3 ans à Louis-le-Grand »
Avant d’être écrivaine chez Gallimard, Catherine Cusset, auteur de quinze livres traduits en vingt-deux langues et primés à maintes reprises, fut élève en classe préparatoire littéraire à Louis-le-Grand pendant trois ans. Voici un rapide retour sur l’expérience qui fut la sienne.
Comment êtes-vous arrivée à Louis-le-Grand ? Était-ce votre choix ?
J’y suis entrée par la petite porte.
En terminale dans un lycée public parisien, je me suis cassé le bras droit à vélo, je n’ai pas pu écrire pendant six semaines et, déjà indisciplinée car je m’ennuyais terriblement en cours, je suis devenue tellement bavarde que tous mes profs m’ont prise en grippe. Ils m’ont composé un livret scolaire tel que toutes les hypokhâgnes où j’étais candidate (dont celle de LLG) m’ont refusée.
J’allais en cours de dessin deux fois par semaine à l’heure du déjeuner et ma prof de dessin au nom prédestiné, Mme Carrière, m’a demandé pourquoi je faisais triste mine. Je lui ai expliqué ma situation : je ne savais pas ce que je ferais l’an prochain! Au cours suivant, elle m’a dit qu’elle avait parlé de moi à la directrice de notre lycée qui était amie avec le proviseur de Louis-Le-Grand, qui attendait mon dossier et voulait me rencontrer cet après-midi-même. Je me rappelle ce rendez-vous, son bureau rouge qui m’a plus impressionnée que Versailles. J’avais extrêmement peur, et la conscience que mon avenir se jouait. Il m’a demandé pourquoi j’avais un tel livret scolaire. Le bavardage ne lui paraissait pas une explication suffisante : “Vos professeurs ont voulu bousiller votre avenir. Pourquoi?” Si je ne trouvais pas une raison tout de suite, il aurait eu l’impression que je lui cachais quelque chose. Une idée m’est venue. Je lui ai dit que j’avais séché les cours de ma vieille prof de philo pour assister à ceux d’un jeune agrégé plein d’énergie (ce qui n’était pas faux). Elle ne l’avait pas supporté. Son commentaire étant le plus hostile (“élève odieuse”), cette explication psychologique a convaincu le proviseur de Louis-Le-Grand et j’ai été admise, inconditionnellement, quels que soient mes résultats au bac. Je n’en revenais pas.
Comment vous êtes-vous senti accueillie ? Quelles furent vos premières impressions ?
J’ai eu un total sentiment d’imposture. J’avais eu le Bac A avec mention passable et j’étais entourée d’élèves qui avaient tous eu le bac C avec mention très bien et des prix aux concours généraux.
Cette année d’hypokhâgne a été une année de torture. Pour Noël, j’ai demandé à mes parents de m’acheter tous les bouquins de philosophes dont j’entendais le nom pour la première fois (Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard, etc). Quand j’ai vu au pied de l’arbre un paquet mou, qui contenait un pull, j’ai explosé en sanglots et accusé mes parents de vouloir que je reste idiote. Ce Noël a traumatisé ma mère, qui ne m’a plus jamais offert de cadeau.
En latin et en grec, ma moyenne était de —25, en philo le prof jetait sur ma table, avec mépris, la copie où j’avais obtenu 4 sur 20, et même en allemand, langue que je parlais à peu près couramment, matière où j’avais toujours excellé, mon prof post-structuraliste, fan de Derrida, m’a fait comprendre que j’étais nulle, car “je me reflétais trop dans les textes.” C’était vraiment, vraiment dur. J’ai compris qu’il n’y avait pas le choix: si je ne pouvais pas devenir plus intelligente, il me fallait au moins travailler tout le temps, diviser le temps en tranches et faire tous les jours, en plus des devoirs obligatoires après les cours, un peu de latin, de grec, d’allemand, de philo et d’histoire, ne plus lire aucun roman qui me plaisait, ne plus perdre une seule minute. Chaque trajet en métro le matin entre 7h15 et 7h45 me servait à bucher. C’était d’une aridité totale.
En dehors de connaissances académiques, qu'avez-vous retenu de « l’école Louis-le Grand » ?
Ces années-là, entre dix-sept et vingt ans, sont déterminantes. C’est l’âge de la formation intellectuelle. J’ai appris à travailler. J’ai appris la rigueur, l’exigence. Appris à me méfier de moi, de ma complaisance.
Un événement personnel (la mort de quelqu’un très proche) au milieu de ma première khâgne a changé mon rapport aux notes. Ce deuil m’a donné de la distance, m’a permis de relativiser. J’ai cessé d’avoir peur de quelque chose qui me paraissait soudain aussi peu important par rapport à la vie et à la mort, aussi minable même, que des notes ou le jugement de mes professeurs; paradoxalement, ou logiquement, c’est le moment où j’ai commencé à devenir bonne élève, en particulier en philo. Il n’y avait pas que le travail et les notes. Dix-sept à vingt ans, c’est aussi l’âge des premiers grands amours. Ces trois années d’hypokhâgne et de khâgne ont été d’une intensité inouïe. Je n’ai pas cessé d’être amoureuse. En hypokhâgne je suis tombée passionnément amoureuse d’un camarade qui n’avait pour moi que de l’amitié, et j’ai passé un an et demi assise à côté de lui à chaque cours, donc six ou sept heures par jour. Je veux ici lui rendre hommage car ce garçon remarquable, si subtil, si intelligent et si drôle, si bon en philo (les philosophes étaient les aristocrates de la khâgne) qui écrivait des alexandrins comme il respirait, et qui est devenu un grand écrivain, est mort cet été d’un cancer : c’est le poète Pierre Alferi, fils de Jacques Derrida. Après avoir compris que mon amour pour lui était sans espoir de retour, je suis tombée amoureuse d’un autre philosophe, puis d’un troisième qui, en deuxième khâgne, est devenu mon premier vrai petit ami. J’étais une amoureuse intense, exigeante, anxieuse, absolue, et quand mon petit ami, sur le conseil de ses parents qui ne voyaient pas d’un bon oeil la distraction que représentait notre relation amoureuse, a tenté de mettre une distance entre nous “jusqu’au concours”, je suis devenue hystérique et l’ai menacé de suicide! Par chance nous avons intégré ensemble, en deuxième khâgne.
C’est également à ces années-là que remontent certaines de mes plus grandes amitiés. Avec celle qui était devenue ma grande amie, fille d’un poète, j’ai passé des nuits blanches à lire Paul Claudel, Verlaine ou Marguerite Duras. Et certains de nos camarades parisiens organisaient chez leurs parents de grandes fêtes. Je rentrais chez mes parents à Boulogne vers deux ou trois heures du matin en traversant Paris à pied. En fin de compte, la khâgne, malgré tout le travail, ne m’a pas empêchée de vivre.
J’avais de vraies amies, qui me soutenaient. En première khâgne j’étais la seule admissible de mon groupe d’amis, or j’étais extrêmement timide et nulle à l’oral. Deux amies sont venues me faire passer des oraux blancs. “Ne t’écoute pas, juste continue à parler même si tu as l’impression de dire n’importe quoi, car ce n’est pas l’impression qu’on a,” m’a dit l’une d’elles avec la fermeté de la conviction. J’ai suivi son excellent conseil, en particulier pendant l'oral d’histoire où j’ai pioché le sujet “Mendes France 54-57” sur lequel je ne savais strictement rien. J’ai parlé vingt minutes sans m’arrêter mais mon impression de raconter n’importe quoi a été partagée par les examinateurs et j’ai échoué au concours.
Et quels sont les professeurs qui vous ont aidée, marquée ?
Je n’ai pas la mémoire des noms. Il y avait un vieux prof de philo qi s’appelait Grenier, un autre, excellent, Pessel, et celui en hypokhâgne dont le mépris m’a marquée et dont le nom frôle ma mémoire : Baboin, quelque chose comme ça… Un prof de français-latin-grec au nom comique, Trichon, qui estimait qu’une moyenne de —25 n’était pas si mauvaise que ça. Un prof d’histoire énergique, Mathiex, qui nous avait donné la règle du succès, PPP, trois mots qui commençaient par P, mais je m’en rappelle seulement un : prostitution. C’est à dire: étaler son savoir autant que possible, ne pas avoir peur de “se vendre.” Et Fortassier, le prof de latin à la voix retentissante, qui nous terrorisait, déclamait par coeur Racine et Corneille, nous disait que nous étions des imbéciles, et qu’il n’y avait qu’une seule traduction possible et qu’il fallait la trouver, UNE SEULE!
Quels messages souhaiteriez-vous communiquer aux jeunes actuellement à Louis-le Grand ?
Je les féliciterais, je serais impressionnée, car ce n’est pas facile! Je leur dirais, surtout, que la vie n’est pas déterminée par les concours, par l’échec ou la réussite aux concours. Qu’échouer est souvent la meilleure expérience qui soit, celle qui nous fait le plus progresser. Et que l’essentiel est de réussir à faire coïncider travail et passion.
Que pourrait vous permettre l’association des anciens élèves du lycée Louis-le Grand ?
Je trouve intéressant le principe de ces interviews, qui me permettent de voir si les années à Louis-Le-Grand ont laissé chez d’autres un souvenir aussi fort.
Merci.
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