Il était une fois LLG
Interview de Sophie Javary (LLG 1977) par Ludovic Herman (LLG 1987), fondateur de l’Entreprise Sentimentale.
Avant de devenir Vice-Chairman CIB EMEA de BNP Paribas, Sophie Javary fut élève en classe préparatoire commerciale à Louis-le-Grand de 1976 à 1977, voici l’expérience qui fut la sienne.
« Le machisme à LLG, la surpuissance des garçons, pour moi c’était extrêmement nouveau. Et nous, les filles, on acceptait cela…»
1. Votre expérience en 3 mots :
Mon premier mot ce serait dureté, j'ai vécu LLG comme une expérience dure, car très forte par son intensité de travail, par le niveau d’exigence intellectuelle et par l’esprit de compétition qui les accompagnait.
Le deuxième serait excellence, celle de l’enseignement et celle des élèves. Ce souci permanent d’excellence était associé au sentiment de faire partie d’une élite mesurée par la performance intellectuelle. Moi qui venais du lycée Jeanne d’Arc de Sceaux, un bon établissement, mais d’un niveau moyen en comparaison, moi qui avais toujours été en tête de classe, je n’avais jamais senti de concurrence. À LLG, je la découvrais immédiatement dans toute sa dimension.
Le troisième, je dirais parisienne. Venant de la banlieue, c’est à Louis-le-Grand que je découvris avec les provinciaux le système d’élite parisien. Les Parisiens étaient minoritaires, mais on avait l’impression que ceux qui venaient déjà de Louis-le-Grand ou d’Henri IV étaient beaucoup plus à l’aise socialement et culturellement, car ils étaient accoutumés à ce milieu.
2. La décision de postuler à LLG :
À l’époque, on ne postulait qu’à trois lycées. Je choisis Louis-le-Grand, Henri IV et Saint-Louis. Néanmoins, je postulai en plus à Stanislas. En mai-juin, je ne fus admise qu’à Saint-Louis, mais après le Bac où je décrochai une mention très bien avec 17,5 de moyenne, mon père m’a conseillé d’aller à Louis-le-Grand afin qu’ils réexaminent mon dossier.
Je fus effectivement reçue par une personne de la direction qui le réexamina en m’indiqua « avec votre dossier, on vous prend ». Ce n’était pas l’algorithme de Parcours Sup à l’époque qui décidait, c’était une personne bien réelle, en chair et en os, qui me donna, à la mi-juillet, l’accès à Louis-le-Grand, dont je franchis les portes en septembre. Finalement, je dois remercier mon père de m’avoir poussée de tenter de nouveau ma chance. J’étais même fière de ce résultat, mais je n’avais aucune idée de la difficulté que j’allais rencontrer.
3. Les premières fois à LLG, les premiers étonnements :
Mon premier étonnement fut à la fois le niveau d’exigence invraisemblable des professeurs qui n’avait d’égal que leur niveau d’engagement, ainsi que le fait qu’ils nous traitaient comme des adultes. Ils nous respectaient comme si nous étions des adultes alors qu’au lycée, on nous traitait en enfant. Ce respect s’accompagnait d’une exigence tout aussi hors norme, les professeurs nous offraient leur érudition sans limites, mais ils étaient dotés d’une rapidité stupéfiante dans leurs démonstrations. C’est aussi l’impressionnante dimension de leur savoir qui me subjuguait, je me souviens notamment de notre professeur d’histoire-géographique un grand spécialiste de la communauté européenne.
Mon second étonnement fut la sévérité du bizutage que nous subîmes, en particulier, nous les filles. Notre groupe était obligé de monter sur l’estrade comme pour un concours de beauté, afin que les garçons puissent voter pour la plus sexy qui deviendrait la « PO », c’est-à-dire la « Putain Officielle ». Elle conserverait ce titre toute l’année. Je découvrais cet univers contrasté entre ce traitement « adulte » par les professeurs et celui de mes quasi-pairs, en l’occurrence les carrés, qui avaient un an de plus que nous et qui traitaient les bizuts de 1ère année comme des moins que rien.
Le machisme, la surpuissance des garçons, pour moi c’était extrêmement nouveau. Et nous, les filles, on acceptait cela. On ne se rebellait absolument pas et si pendant l’année une fille avait une tenue un peu sexy, tous les garçons disaient « cuisses, cuisses » et sifflaient. Dans le lycée mixte d’où je venais, les filles n’étaient pas traitées en objet sexuel. Oui, le plus étrange fut notre résignation, aucune rébellion de notre part.
Le troisième étonnement fut ma première note, un 7 en maths. Alors qu’au lycée, j’avais toujours reçu ma copie en première, là, la distribution commença par 19,18,17… puis 10 et je n’étais toujours pas appelée. Arrivée à 7, mon nom fut appelé. Le choc fut épouvantable, jamais je n’avais ressenti cette position humiliante d’avoir moins que la moyenne et de me lever pour aller chercher ce 7 devant tout le monde. Jamais je n’avais eu de « mauvaise » note, jamais je ne m’étais retrouvée en bas du classement, je chutais de haut. Ça m’a tellement piquée au vif que je me suis dit qu’il fallait que je travaille davantage, ce fut un détonateur et je suis revenue dans la tête de classe.
4. Les graines semées par LLG qui ont germé depuis
J’ai appris qu’on peut faire partie d’une élite et que cette appartenance est méritée, car elle est le fruit de ses efforts, de son travail, de ses capacités. Au fond de moi, Louis-le-Grand et intégrer HEC en un an m’ont donné confiance en moi, c’est une colonne vertébrale qui m’a été utile toute ma vie.
Le deuxième enseignement, c’est qu’il n’y a rien d’inaccessible si on met ses capacités au travail, que la détermination paye. « Si je fais le boulot, j’y arriverai » me suis-je dis et cela ne m’a pas quitté. La réussite est fonction d’un travail constant sans rien laisser au hasard. Je me disais notamment « Sophie pas d’impasse, va au fond des raisonnements ». Ce n’est peut-être pas une condition suffisante, mais c’est une condition nécessaire qui s’est vérifiée dans ma vie.
Par contraste, cela m’a ouvert les yeux sur un tort de cette éducation. Dans cette excellence intellectuelle à tout prix, dévorante, il n’y avait aucune attention au « bien être ». On était certainement dans un mal être psychologique sans aucun moyen de trouver du bien-être. Je ne pratiquais aucun sport, je mangeais mal, on n’avait aucune préoccupation d’un bien-être corporel. Tout était dévolu au travail intellectuel, à l’apprentissage, à la mémorisation, nous étions de purs esprits, c’était un vrai travers des classes préparatoires de l’époque.
5. Votre plus beau souvenir à LLG :
Mon plus beau souvenir à Louis-le-Grand c’est l’entrée à HEC en 2ème position, la liste à l’époque était même publiée dans Le Monde. Un autre beau souvenir c’est d’être au Quartier latin. Tous les jours je passais à côté du Luxembourg, j’admirais le Panthéon au bout de la rue Soufflot pour me rendre à Louis-le-Grand et en revenir, car j’habitais à Robinson au bout du RER B.
Un souvenir étrange en revanche c’était le mépris des maths sup et spé à notre égard, je me souviens du neveu du grand mathématicien Laurent Schwartz qui se levait sur les tables à la cantine, il nous appelait les épices parce qu’on était de futurs « épiciers », il clamait qu’on était tous nuls qu'on devait lécher par terre, c'était vraiment incroyable, on était des sous-hommes pour eux, des gens qui avaient à peine le droit à la parole. On devait se soumettre à leur supériorité, un univers de castes. La surprise c’est que ce monde vivait entre soi et les adultes ne s’en mêlaient pas du tout, ils laissaient faire dans ce « royaume » à part.
Enfin j’ai aussi le souvenir du manque d’arrogance dans la prépa, tous les élèves étaient excellents, fiers, mais pas arrogants, c’était une émulation intellectuelle saine. J’ai d’ailleurs souhaité Louis-le-Grand pour mon second fils qui a fait Ginette.
6. Les rencontres marquantes de Louis-le-Grand :
Ma plus belle rencontre amicale c’est la rencontre avec une certaine Lydia dont j’ai bizarrement perdu la trace. Une amitié particulière, une grande amitié avec un grand A. Les autres rencontres étaient aussi avec des amis qui m’ouvraient sur leur monde, l’un était à moitié américain, un autre apprenait l’hébreu.
Je n’étais pas amoureuse, c’était un angle mort complet pour moi, je n’étais pas ouverte à cela à ce moment-là. D’ailleurs, un jour, 10 ans après ma sortie d’HEC, alors que j’étais enceinte de 6 mois de mon 2ème enfant, un de mes camarades de prépa m’invite à déjeuner et me dit « tu sais Sophie, tu dois être un peu autiste, tu ne te rends pas compte combien j’étais fou amoureux de toi en prépa, j’ai mis des années à m’en remettre, en plus tu me traitais de haut, tu étais arrogante alors que j’étais fou amoureux de toi ». Je tombe de ma chaise, car je ne me suis rendu compte de rien, et là il ajoute « et je n’étais pas le seul dans la classe ». J’étais absente de tout sujet sentimental et je ne m’en rendais pas compte, alors qu’il y avait une quantité de couples qui se formaient déjà.
7. L'excellence des professeurs :
Le meilleur, c’était ce professeur d’histoire géo, il racontait son cours de son bureau, on ne pouvait presque pas l'arrêter, il n’avait pas de notes, il n’écrivait pas au tableau, il fallait prendre des notes à toute vitesse. J'avais déjà un certain goût pour l'histoire géographie, mais il nous l’a fait découvrir du point de vue économique. Cette année-là, on devait étudier un pays : l’Algérie et une région de France, la Basse-Normandie. La façon dont il a raconté la Basse-Normandie, dont il a relié toutes les bases industrielles avec les implantations géologiques, le lien entre l'agriculture et l'industrie, tout ça c'était extraordinaire. C’est lui qui m’a fait aimer l’Europe.
Et puis notre professeur de maths, même s’il allait à toute vitesse, ses démonstrations étaient d’une clarté incroyable.
8. La méritocratie à la française :
La méritocratie à la française, c’est un des ciments de notre société : l’idée que par votre parcours d’excellence on peut aller dans les meilleures écoles puis dans les meilleures entreprises, c’est un ciment qu’il faut préserver. C’est aussi un facteur d’égalité Hommes - Femmes.
C’est plus difficile aujourd’hui car les codes culturels se sont accrus entre les classes sociales et l’école joue moins son rôle d’égalisateur des différences culturelles. Cette méritocratie est aussi menacée par un égalitarisme par le bas, les manifestations de haine vis-à-vis d’Emmanuel macron ont aussi à voir je trouve avec cette haine de la méritocratie, il n’avait rien pour être Président de la République au départ.
En plus, les classes sociales les plus favorisées ont davantage conscience de la compétition, elles font tout pour préserver ce système pour leurs propres enfants. C’est très difficile de compenser cette pratique même si quelques initiatives intéressantes existent. Je suis marraine de prep Etoile de la fondation HEC pour aider des élèves en prépa HEC, qui n’ont pas les codes culturels, à les acquérir pour réussir les concours.
Cela fait partie de notre rayonnement dans le monde et il faut des minimums de quota pour les filles dans les écoles d’ingénieur et des bourses. Moi, mes études ont été payées par HEC et cela doit perdurer pour corriger les inégalités de revenus. Je ne trouverais pas choquant que les boursiers aient quelques points de plus au concours.
9. Vos messages:
Réalisez la chance que vous avez d’être admis dans cet établissement d’excellence et tirez-en le maximum avec vos professeurs.
À l’instar de l’association des anciens élèves d’HEC, celle de Louis-le-Grand peut s’engager dans la défense intelligente de la méritocratie à la française. Je trouve que les grands lycées parisiens défendent leur pré carré, mais ne s’engagent pas assez dans la défense de la méritocratie. Ils doivent s’engager à ce que ce ne soit pas un système de caste, mais un élément d’ascension sociale.
J’ai l’impression que notre association ne fait rien sur ce sujet. Si c’est pour se retrouver seulement pour du réseautage et des cocktails, cela ne sert à rien. Peut-être faut-il mieux mobiliser des grands lycées de province, porter des messages sur des réseaux sociaux ? En tout cas, je pense qu’il faut prendre la parole pour contredire l’idée que c’est un élément de reproduction sociale et de caste et donc un système qu’il faudrait détruire. Pour moi, c’est tout le contraire.
Il y a aussi un besoin urgent d’annuaire ! J’ai perdu contact avec nombre de personnes de ma prépa faute d’annuaire des anciens de Louis-le-Grand.
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